Peut-on lire cette correspondance* sans rien savoir, ou si peu, sur Ingeborg Bachmann et Paul Celan ? me demande-t-on. Oui. Non. Oui, car pendant, après cette lecture, c’est les lire, les relire, qui importe.
Ingeborg Bachmann. Paul Celan.
Leur rencontre a lieu en 1948, à Vienne, où vit alors Ingeboch Bachmann.
Paul Celan, lui, vit à Paris.
La distance matérielle entre ces deux êtres qui écrivent, sera le terrain où ils s’engageront corps et âmes, le lieu où ils se livreront.
Mais de deux poètes qui s’écrivent, à quoi peut-on s’attendre, si ce n’est que l’écriture ne soit au centre de leurs préoccupations, qu’elle en soit le sujet ou non ? Car qui mieux qu’un poète sait traduire les mouvements du cœur les plus infimes comme les plus dévastateurs? Qui mieux qu’un poète devine un accent de vérité feinte, même s’il est le fait d’un merveilleux ou d’une merveilleuse faussaire ?
Et Ingeboch Bachmann et Paul Celan ont trop conscience du temps imparti.
« Toi Chéri,
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Parfois je n’ai qu’une envie, c’est de partir et de venir à Paris, de sentir comment tu me saisis les mains, comment tu me saisis tout entière avec des fleurs et puis de nouveau ne pas savoir d’où tu viens ni où tu vas .
….
Ingeboch » (Vienne, ce 24 juin 1949)
C’est une correspondante exigeante, souvent extrême, où le silence, quand on se rapproche trop, gagne sur les mots. Il y a une tension, un enjeu, une lutte décisive entre les deux amants. Il ne s’agit pas d’un simple jeu de séduction, mais plus l’un ou l’autre se retranche, plus il éprouve un lien invisible. Il faut avoir du courage pour supporter une telle absence, inhumaine. Une telle absence vous saisit de vertige. C’est celle que connaissent les mystiques dans l’union avec leur dieu. Mais à Dieu, on accorde une confiance que l’on ne peut mettre en l’homme.
« Aujourd’hui. Le jour de la lettre.
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Il m’arrive la même chose qu’à toi : que je puisse prononcer ton nom et l’écrire, sans avoir à lutter contre le frisson qui me saisit – pour moi c’est, malgré tout, un bonheur.
Tu le sais aussi : tu étais, quand je t’ai rencontrée, les deux pour moi : le sensuel et le spirituel. C’est à jamais inséparable, Ingeborg.
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Ecris-moi. Paul » (Paris, ce 31 octobre 1957)
Les deux amants sont séparés. Les deux amants ne sont plus amants. Les deux amants sont dans une remémoration d’un passé qui ne l’est pas. Les deux amants écrivent. Les deux amants s’écrivent. Ne s’écrivent plus.
Ingeboch vit avec Max.
Paul épouse Gisèle. Ils ont un fils. Eric.
Ingeboch et Paul sont des amants.
C’est difficile. Ce n’est pas possible. La confusion entraînant la culpabilité, l’amertume.
Il y a le poème.
Il y a l’injustice
Il y a l’affaire Claire Goll qui minera Celan.
Il y a la dépression de Bachmann après le départ de Max Frisch.
Il y a, il y a une femme blessée un homme blessé par l’Histoire, la Barbarie du nazisme. Blessures si profondes, que l’on assiste, désemparé, dans cette correspondance, à l’érosion de la confiance augurale.
Chez Paul Celan la sensibilité est si exacerbée que la moindre réserve, le moindre signe ambigu provoque un soupçon morbide que rien ne peut apaiser. Alors quand la réalité, avec la campagne de diffamation lancée contre lui par Claire Goll, rejoindra ses pires craintes, c’est son être entier qui sera attaqué.
« Je t’écris, Ingeborg.
…
Tous ceux qui n’aiment que trop me calomnier, tu les crois sur parole ; à moi tu ne poses même pas de questions. Tous les mensonges accumulés à mon sujet ont un caractère d’évidence pour toi. Moi personnellement, tu ne veux ni me percevoir dans ma vérité, ni m’admettre dans ma vérité, ni me poser de questions.
Ingeborg, où es-tu ? – Et voilà qu’arrive un type comme ce Blöcker, qu’arrive un profanateur de tombes, je t’écris dans le désespoir et toi, tu ne trouves pas un mot à me dire, pas une syllabe, tu te rends à des congrès littéraires…
Tu n’as pas honte, Ingeborg ?
…
Paul»(Paris 19 Mai 1960)
Chez Ingeboch Bachmann, l’audace, la radicalité alliée à une extrême sensibilité, crée souvent chez les autre une incompréhension qui l’affaiblit et l’isole. Bachmann qui vit dans un monde où l’ordre établi par les hommes est en décomposition, exige la vérité. D’elle, des autres. Et devant la santé de Paul qui se détériore elle ne peut plus que souhaiter qu’il retrouve la paix.
« Cher Paul,
…
Tu m’as demandé un jour ce que je pensais de la critique de Blöcker. Maintenant tu me félicites de mon nouveau livre ou plutôt de mes nouveaux livres et j’ignore si la critique de Blöcker en fait partie, ainsi que toutes les autres critiques, ou penses-tu qu’une phrase contre toi a plus d’importance que trente phrases contre moi ? Le penses-tu vraiment ? Ou penses-tu vraiment qu’un périodique qui s’acharne contre moi depuis qu’il existe, Forvm par exemple, trouve sa justification dans le fait de daigner prendre ta défense ?
…
Je suis souvent très amère en pensant à toi, et parfois je ne me pardonne pas de ne pas te haïr à cause de ce poème, de cette accusation d’assassinat que tu as écrite. Est-ce qu’un être que tu aimes t’a jamais accusé d’assassinat, un innocent ? Je ne te hais même pas pour autant, c’est ce qui est fou, cependant s’il peut y avoir quelque chose de juste et de bon, alors essaie aussi de commencer par là, de me répondre, non pas par une réponse [orale], ni non plus par écrit, mais par des sentiments, par des actes. Je n’attends pas de réponse à cela, pas plus qu’à d’autres choses, pas d’excuses, non, parce que aucune excuse n’est suffisante et que je ne pourrais pas non plus l’accepter. J’attends de toi qu’en m’aidant tu t’aides toi-même, oui, toi-même.
… »
( Zurich, après le 27.9.1961 Lettre non envoyée )
*Ingeborg Bachmann, Paul Celan
Le temps du cœur, Correpondance
traduit de l’allemand par Bertrand Badiou
La librairie du XXIème Siècle/ Seuil
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